Je ne sais plus pourquoi je ne suis pas parti avec le car cette année-là. J’étais responsable éclaireur, branche verte, et je crois me souvenir être parti en avance pour préparer l’arrivée du groupe. Ce dont je me souviens c’est que mon père m’a conduit avec son véhicule de travail — si ma mémoire ne me fait défaut, et c’est sous cette hypothèse qu’il faut lire tout ce qui suit — dans la nouvelle maison, ancienne bâtisse toutefois, du responsable du groupe de Provins.
Je me souviens parfaitement de ce corridor et de sa demi-obscurité. La porte laissait, par son carreau renforcé de fer forgé, passer une lumière féroce. Ça sentait le renfermé, on venait d’y emménager, on trouvait encore des cartons dans presque toutes les pièces.
Je voyais mon père à contre-jour : une silhouette aux contours rendus flous, un peu plus petit que moi, plus trapu, plus large d’épaule, plus solide, sans lunettes à quarante-six ans qu’il venait d’avoir le 21 juin.
Nous avons du échanger quelques paroles sans importance comme lorsque l’on se quitte pour une vingtaine de jours. Puis il m’a embrassé. Son baiser sur ma joue gauche était humide. Je me suis essuyé de la paume de la main droite, rageur, vexé, raidi de mes dix-huit ans. On ne fait pas ça entre adultes, je ne suis plus un enfant… Enfin je ne sais pas vraiment ce que j’ai pu penser à ce moment-là mais je sais que plus tard cette main sur ma joue je ne l’ai vue que comme le signe de ma trahison.
Il est parti, je crois que j’étais encore en colère. Je ne sais pas s’il l’a vu. Je ne suis pas certain d’être allé jusqu’à la porte pour voir la voiture partir. Puis je suis arrivé au camp, non loin d’Autun.
Il faisait chaud cette année-là depuis déjà un bon moment. On inaugurait l’heure d’été, on allait connaître l’impôt sécheresse. J’allais voir en septembre les appelés du contingent, en treillis, chargeant au frais de la princesse la paille des plaines de la Brie partant par wagons nourrir les bêtes des régions touchées par la sécheresse.
Peut-être reviendrai-je sur ce que je fis pendant ce camp où j’arrivai la cheville encore fragile d’un faux pas que j’avais fait en allant jouer au ping-pong à l’internat de Chaptal. Ces semaines de juillet, comme toutes celles qui les avaient précédées et les quelques autres qui devaient les suivre, m’ont toujours parues démesurée, étendues presque jusqu’à l’infini. On y vivait tant d’aventures. J’y découvris tant de joies et aussi…
Le camp touchait à sa fin. Jean, le responsable du groupe de Provins fit une
apparition soudaine. Il venait, avec sa femme, responsable elle aussi, que nous
appelions tous Calam
— abréviation de Calamity
Jane —, nous chercher mon frère et moi : mon père était à
l’hôpital, blessé dans un accident au travail, nous dirent-ils, il nous
fallait rentrer pour aller le voir.
Je ne me souviens plus du trajet.
Je retrouvais cette bâtisse briarde, avec ses pierres équarries, ses marches, son perron, son corridor. Alors Jean nous dit que notre père était mort. Je n’ai pas pleuré ce jour-là. En fait c’est avec Christel que j’ai pleuré pour la première fois sur la mort de mon père et je ne pleurais vraiment que sur ma trahison.
Je suis sorti dans le jardin, je me suis placé devant un mur, j’ai
crié merde
, peut-être ai-je tapé du poing dans le mur, je n’en
sais fichtre rien. Je sais qu’Olivier, mon frère, pleurait avec
Calam.
Jean nous a conduit chez nous. J’y retrouvais ma mère et mon autre frère qui allait sur ses six ans. D’autres peut-être étaient déjà là, ou ils vinrent plus tard, pour l’enterrement. Je ne sais plus rien de tout cela et n’ai pas envie de m’en souvenir dans le détail. Ce qui me revient me suffit.
Il y eu l’enterrement. L’accident avait fait trois morts : mon père, ingénieur chef d’exploitation, un chef de chantier, tous les deux salariés de Denain-Anzin Minéraux, exploitant des mines de glaise de la région de Provins, et aussi un jeune pompier volontaire qui descendit avec le mauvais matériel.
Mon père et le chef de chantier devaient inspecter une mine fermée, un contrôle de routine. Cette mine de Chaleautre était la seule de la région a avoir un puits de mine par lequel on devait descendre, comme dans les mines de charbon du nord par exemple. La cage — l’ascenseur — ne s’arrête qu’au jour et au fond. On ne peut pas l’arrêter avant ni la faire remonter sans être descendu tout à fait. La chaleur exceptionnelle de cette année-là eut pour conséquence imprévu un développement de champignons sur les boisages des galeries et la production par eux de dioxyde de carbone. Un orage, quelques jours avant, avait fait disjoncter la machine qui assurait le renouvellement d’air au fond. Mon père fit une erreur : il n’alla pas vérifier que l’aération fonctionnait normalement. Il aurait alors vu la panne et il aurait alors pu renclencher le mécanisme. Il ne fit pas.
Ils rentrèrent à deux dans la cage et commencèrent à descendre. Mon père sut ce qui l’attendait. Ingénieur des mines de Douai, il se souvenait parfaitement des dangers des gaz. De plus nous avions échappé à la mort par asphyxie, du fait d’une fêlure dans la cheminée du chauffage centrale quelques années avant. Il s’est vu mourir asphyxié.
Ma mère m’a dit un jour, bien plus tard, que notre père avait pensé à nous, ses enfants, au moment de sa mort parce qu’il nous aimait. Je ne me souviens pas qu’il me l’ai jamais dit en autant de mots.
Au fond la cage s’ouvrit et le chef de chantier tomba, déjà mort. Mon père eut la force de renvoyer la cage vers le haut mais pas celle de rester debout. Il tomba et fut broyé entre la cage et boisage du puits.
Tout cela je ne le sus vraiment que vingt ans plus tard, lorsque je fus
désigné
comme représentant la famille aux cérémonies du vingtième
anniversaire de l’accident, cérémonie qui coïncidait avec
l’inauguration de la nouvelle caserne de pompier qui porte le nom du
jeune volontaire, troisième victime de l’accident. Nous passâmes au moins
une nuit à Provins chez des amis de mes parents, lui était encore ingénieur à
Denain-Anzin. C’est lui qui me décrivit les circonstances de
l’accident.
Je n’ai pas lu la relation de l’accident qui figure à la fin du livre mémorial sur les mines d’argile de Provins, que ma mère m’a offert. Je ne sais pas comment les pompiers furent prévenus ni par qui. Ce que je sais c’est que l’un d’eux voulut descendre avec les bouteilles d’oxygène classiques et qu’elles ne lui permirent pas d’atteindre le fond vivant. Il mourut à côté du chef de chantier. Ce n’est que lorsque les services de sécurité des mines virent avec leurs bouteilles spéciales qu’ils purent descendre puis remonter les deux corps.
Ce fut un traumatisme pour la ville, les officiels se crurent obligés de
s’en mêler. Nous étions debout, en costume sombre, sous un soleil de
plomb, près du cercueil de mon père, ma mère et nous, les trois enfants, et
Madame Peyrefitte nous embrassa, comme on embrasse
officiellement
, joue contre joue avec un claquement sec des
lèvres, Monsieur Peyrefitte, le maire, nous serra la main, nous adressant
lui-aussi ses sincères-condoléances. Cela dura puis nous partîmes à pied vers
le cimetière. À un moment un de mes oncles, le frère aîné de ma mère, faillit
en venir aux mains avec un photographe qui voulait à toutes fins fixer les
traits ravagés de ma mère. Il voulait une photo choc, il risqua un poing sur la
gueule.
Moi qui avait beaucoup apprécié jusqu’alors les charmes des cimetières ruraux, leurs bancs à l’ombre d’arbres centenaires, leurs tombes espacées, proprettes, leur point d’eau, je n’ai rien trouvé de charmant à celui-là, écrasé de soleil, où l’on mis mon père en terre sans que personne de la famille ne l’ait revu.
Ma mère m’a dit, un jour de ce dernier semestre, qu’on ne lui avait pas même permis d’être seule avec le cercueil avant que la cérémonie officielle ne démarre.
Nous revînmes à la maison, je ne sais comment. Je me revois dans la grande salle, près de la porte fenêtre. Mes oncles paternels me prirent à part. Ils me dirent que je serais toujours le bienvenu chez eux — mais ne me donnèrent ni adresse ni numéro de téléphone, à moi qui les voyais au plus deux fois par an, et encore — mais ils me dirent clairement qu’ils ne recevraient jamais ma mère. Je les vu ce jour-là pour la dernière fois.
Mon père était le dernier fils d’une famille venue de Pologne dans les
années 20 du siècle dernier. Arrivés avec tout leur village, ils avaient été
logés par les Houillères dans un coron d’Escaudain, au quart-de-six-heure
— ce que j’entendis longtemps – prononciation en
patois
oblige – comme le carré de six-heure
ce qui
n’avait pas moins de sens — où mon père nacquit.
Son père disparu, à ce que j’en sais par ma mère qui me le raconta
bien plus tard, vraisemblablement en 1942, emporté par les Allemands peut-être
— mais mes recherches, certainement partielles, ne m’ont rien
appris, et je ne voudrais pas recontacter ma famille
paternelle
pour en avoir le c½ur net — et mon père se retrouva chargé de nourir
sa mère et deux s½urs qui restaient encore au foyer. Il travailla au jour puis
au fond. Il fit des études aidé par un instituteur et un copain qui suivait les
cours complémentaires. Il était brillant et travailleur, il passa et réussit le
concours d’entrée de l’École des mines de Douai. Il y rencontra ma
mère, interne à l’École normale des filles. Elle le suborna et il en
oublia ses devoirs, du moins c’est ainsi que sa famille à lui voulut voir
leur idylle. Et ma famille polonaise
ne pardonna jamais à ma
mère.
Il nous fallu assister à une réunion chez le notaire. Il me prit à part à un moment pour me dire que, seul majeur des trois fils, j’avais la possibilité d’obliger ma mère à vendre la maison afin de toucher tout de suite ma part d’héritage. J’en fus blessé jusqu’au tréfonds de l’âme.
Mes copains rentrèrent du camp. Ils passèrent quelques fois dans les derniers jours de juillet. Je partis en Allemagne, en RDA, pour un séjour linguistique à Jena comme nous l’avions prévu depuis longtemps. J’y passais un mois étrange où je tombai amoureux fou d’une fille dont je ne me souviens presque pas : elle était brune, auvergnate, un peu effrayée de l’amour que je ne lui déclarais pas. Je passai plusieurs heures à marcher seul dans les rues de Jena pour faire descendre ma fièvre amoureuse. Elle ne m’aima pas.
Je rentrai. En septembre je repris le chemin de l’internat. Il y eut
un épisode tragi-comique lorsque je fus reçu par le — disait-on
déjà CPE à l’époque, je ne le crois pas mais je ne me souviens pas de son
titre — directeur des études
des prépas de Chaptal. Il
m’assura de la sympathie du lycée pour la cruelle perte etc, de leur
soutien dans mes études etc. Puis il se leva et tendit la main. Il devait me
faire signe de sortir, me montrant la porte pour clore
l’entretien. J’avais tant serré de mains en guise de condoléances
que je serrai la sienne et je le vis, un bref instant, particulièrement
décontenancé.
Cette année scolaire là, je passais la semaine à l’internat du lycée et je rentrais le vendredi soir ou le samedi midi, selon qu’il y avait ou non devoir surveillé — mais peut-être suis-je en train de confondre avec l’année d’avant en sup — , et je faisais diverses bricoles à la maison que ma mère n’avait pas pu faire dans la semaine. Surtout, sans que je le veuille ni le sache et sans même que quiconque ne l’ait voulu ni vraiment su, je pris une place qui n’était pas la mienne et le monde entier sur les épaules.
Et dans ma tête s’était déclenché un compte-à-rebours et la culpabilité
était tapie quelque part au centre de mon être. Mais cela je ne l’ai
compris que peu à peu, après que Christel m’ait dit — ce
lamentable matin du premier novembre 2004 — : Je ne te
supportes plus !
; après que nous ayons parlé des heures et
parce que nous nous sommes parlé ; pour en avoir parlé à la psychiatre
que j’allais voir très vite ; pour en avoir parlé et encore parlé
à tant de personnes qui surent simplement m’écouter ; pour
m’en être parlé à moi-même, en anglais, en français…
J’avais l’habitude de chantonner, cela m’arrive encore. Je
me souviens d’un soir où, à l’internat, assis sur mon lit, je
chantais, un peu jazzy, pa pa pa pa
et l’un de mes coturnes me dit
quelque chose du genre Ça va, arrête d’appeler ton père !
,
je ne l’ai jamais fait autrement avant cette année-ci.
Cela a duré vingt-huit ans.