Comme tout un chacun, j’ai commencé par être jeune. Ma mère était institutrice, aussi étais-je entré très jeune encore à la maternelle de Somain dont elle était directrice. Lorsque je m’apprêtais à avoir deux ans et des poussières dans cette ville qui ne m’a guère laissé de souvenirs, mon père trouva un emploi de géomètre expert dans les mines de glaise de Provins et nous déménageâmes. Ma mère entra à l’école des filles de la ville-haute. La mixité était, à l’époque, encore dans les limbes d’où certains auraient voulu ne la jamais voir sortir.
J’étais trop jeune encore, d’après les critères en vigueur, pour être admis à l’école maternelle de garçon, aussi continuais-je, cette année-là, mes humanités sur les bancs de l’école maternelle des filles, attendant impatiemment de pouvoir fréquenter assidûment la maternelle voisine. De ces maternelles, j’ai conservé quelques souvenirs qui feront peut-être l’objet d’une narration ultérieure mais, pour lors, je ne m’étendrai pas sur cette période. Sachez seulement que j’acquérais en maternelle un peu plus que les rudiments de la lecture à l’aide d’un livre, dont j’ai gardé un souvenir émerveillé, qui contait, entre autres aventures, celles de pomme d’api et qu’ornaient de naïves images quadrichromes.
Cela fit que, bondissant d’un pied allègre par dessus le cours préparatoire, j’atterris un beau jour de septembre — Était-il vraiment beau ce jour ? Je ne m’en souviens pas mais le style, le style… — au cours élémentaire un. La principale activité de ces petites classes était la lecture, la lecture avant toute chose, et, à cette fin, nous reçûmes en ce début d’année scolaire un beau livre de lecture chacun. La maîtresse en les distribuant nous fit clairement comprendre qu’il ne s’agissait là que d’un prêt et que, puisqu’il nous faudrait les rendre en fin d’année, nous devions ni les salir, ni les déchirer, ni leur faire subir tout autre sorte de traitement infâme pouvant entamer notablement sa valeur marchande. Puis, de sa voix la plus ferme, elle nous somma des les faire couvrir par nos mères. (Les pères, à cette époque lointaine, n’étaient pas encore susceptibles d’accomplir ce genre de tâches domestiques).
Ce livre broché arborait une couvertures dont les illustrations me plurent au point que, s’étant aperçu du vif plaisir que j’éprouvais à sa contemplation, ma mère fit l’achat d’un de ces nouveaux — d’une rareté confinant à l’inexistence et donc d’une acquisition quasi impossible dans cette bonne vieille sous-préfecture de Provins à demi-assoupie sur le bord du siècle — plastiques transparents en rouleau. Mon livre fut dont couvert tout en ayant l’air, à première vue, de ne l’être point. Le cruel destin n’allait pas tarder à tirer profit de cette immense faille, de cette inadéquation essentielle entre l’être et le paraître…
Ouvrons ici une parenthèse sociologico-descriptive. Dans cette école de garçons de la ville-haute, à l’époque, une institutrice faisait cours aux enfants du C.P. et à ceux du C.E.1. Le directeur d’école se chargeait du C.M.2 et de la classe de fin d’études — où les élèves préparaient le désormais défunt Certificat d’Études Primaires qui leur ouvrait bien grandes les portes de la vie active. Sa femme, elle, enseignait aux jeunes élèves de C.E.2 et C.M.1. Le directeur et son épouse étaient d’origine bourguignonne. Par ailleurs, ils étaient excessivement sévères et pratiquaient, sans défaillir, la pédagogie de l’encouragement par la baffe et le sarcasme ravageur. Je ne voudrais pas que le lecteur s’imaginât là des ogres antédiluviens. Ils exerçaient à la manière antique, ayant, simplement, délaissé la férule pour la main, instrument sûr, toujours disponible et facilement transportable. Si leurs méthodes amenaient souvent des pleurs et des grincements de dents, ils savaient, quand même, être aimables. Seulement, nous autres élèves ne profitions guère de ce trait discontinu de leurs caractères.
Ces petits compléments dispensés, je me permettrais de reprendre l’histoire là où je l’avais laissée se morfondre, de n’en point donner de résumé et de clore la parenthèse précédemment ouverte. Ce qui est fait.
Or donc, un matin, notre institutrice nous annonça que le directeur allait venir constater de visu la présence de couverture sur nos livres et, il ne faisait aucun doute, morigéner les écoliers défaillants. Je tirai mon livre de mon cartable et le posai sur ma table avec l’insouciance que procure le sentiment du devoir accompli.
Le directeur entra, imposant. Il avait endossé une blouse grise à l’air sévère qui semblait comme un écho coloré de sa propre physionomie. Il se mit à arpenter la classe, passant, dans un sens puis dans l’autre, entre les rangées de tables. Sa voix tonnante — si j’eusse, d’aventure, possédé alors quelques connaissances en mythologie grecque ou romaine, je l’eusse sans erreur assimilé à Zeus ou à son homologue latin, Jupiter Capitolin —, sa voix tonnante, écrivai-je donc, fustigea la cervelle de moineau d’un de mes condisciples. J’apprenais ce jour-là l’existence du serin et son statut défavorisé dans la gent animale. Mais si cette voix tonitruante m’avait ému un tantinet, je n’en restais pas moins sûr de moi. Je n’avais pas omis, moi, de faire couvrir ce sacré bouquin…
Soudain, l’immense silhouette se figea à mes côtés. Je poussai
l’audace jusqu’à lever un ½il candide pour la mieux
détailler. Ce livre n’est pas couvert !
fit-il d’un
ton glacial et il enchaîna sur les imperfections de ma mémoire débile. Je dus
certainement à mon statut de fils de collègue de ne pas prendre alors la claque
dont mon malheureux condisciple avait été gratifié. Cependant, le démon, qui
avait sans nul doute, présidé au choix de la couverture, me poussa à rectifier
la manifeste erreur. Je tournai la tête en direction du directeur et émis un
bref et timide Mais !…
introductif. Las, funeste et
monumentale erreur. Je reçus en retour une gifle énorme qui me laissa abasourdi
et je perçus, comme à travers un épais brouillard on entend le train entrer en
gare à quelques lieues de soi, un définitif On ne répond pas aux grandes
personnes !