Fable de l’aède indien
L’histoire est bien connue, que je vais vous conter,
De tous les écrivains, les poètes, les chanteurs,
De tous ceux qui se mêlent d’écrire, de raconter.
C’est l’histoire d’un poète hindou dans le malheur.
Pour sa plus grande peine, car il avait écrit
Quelques pièces en vers qui eurent quelque succès,
Cet hindou, fils des muses, fut un jour, quel excès !
Sommé de composer, à la gloire d’Arakri,
Grand Rajah de Patna et roi de Bangalore,
Qui lui fit la promesse s’il en était content
De lui donner des tigres, des ours, des éléphants
Et aussi, de son poids, l’équivalent en or,
(Du poids du poète s’entend qui avait jusque là,
Vécu de courants d’air
Et du fumet léger de la gloire littéraire
Et non pas de celui du pondéreux Rajah
Qui jamais, non jamais, ne manquait un repas.)
Une ode toute en vers de douze pieds — quatre toises,
Comme on comptait jadis à Paris et Pontoise.
Notre poète hindou se mit sans plus tarder
À enchaîner les vers, les quatrains, les tercets.
Deux quatrains, deux tercets, une page nouvelle,
Sa muse guidait sa main, le berçait de son aile.
Et il fit tant et plus qu’au bout d’une quinzaine,
Il avait composé tout juste une centaine
(Pas cent un, et pas moins, cent tout rond)
De poèmes chantant la gloire immarcescible
Du Rajah de Patna, de son fameux héron,
Ornement du palais, phénix inaccessible,
De sa tendre compagne, de sa terrible armée,
De ses conquêtes sans nombre, de ses thés renommés
De tout ce qui faisait sa gloire et sa grandeur
Et sans jamais citer la moindre pécadille
Qui lui aurait donné, d’estomac, des aigreurs
Comme la perte tragique, de ses trois escadrilles
Ou plus prosaïquement, son gros nez rougeoyant,
Les trois verrues poilues qui ornaient son menton,
Le terrible langage de son mainate géant,
Ou les farces lamentables de ses quatre tontons.
Le poète se voyait sorti de la panade,
Mille et quatre cent vers, tous alexandrins
Avançaient vers la gloire, admirable parade
De seize milles huit cents pieds, pour son grand souverain.
Le Rajah fit la moue, dédaigneux, déconfit
Il attendait une ode, une saga, l’Odyssée,
Du souffle, une épopée, pas des morceaux choisis.
Aussi pour récompense, à notre poète défait
Pour sa peine, il donna, une seule roupie.
Moralité : Roupie de cent sonnets.
1980-1981
Le petit Lille-lettré
Lille, Montebello